Ivana DOBRAKOVOVÁ : Olivia

(Extrait du recueil Matky a kamionisti, Marenčin PT, Bratislava 2018)

 

                Aussi loin que je me souvienne, c’était comme une sorte de refrain qui nous a toujours accompagnées. Que savais-je de la vie ? La vie réelle, naturellement. Que savais-je du travail à l’hôpital, de la famille ? Mais, attention, la vraie famille, avec des enfants, pas cette union provisoire avec un abruti, ma sœur adorait affirmer qu’il ne pouvait y avoir de famille sans enfants. Que pouvais-je savoir des véritables problèmes puisque je n’en avais jamais eus, pas vrai ? Pour résumer, ma sœur n’a jamais pu apposer l’adjectif « vrai » à ma vie. C’était elle qui vivait dans le vrai, moi je faisais « comme si ». Quand j’entendais parfois parler de la force du lien unissant des sœurs, je restais incapable d’imaginer ce que cela pouvait représenter. Une sœur se confie à sa sœur ? Une sœur demande conseil à sa sœur ? Les sœurs chuchotent ensemble sous la couette ?

                Je m’arrête au niveau du portail, il faut d’abord que je me souvienne où j’ai garé ma voiture. Mannaggia ! Ça me revient, c’est assez loin, près de la poste. D’après ma sœur, je serais juste hypocondriaque et je ne proteste pas, je suis hypocondriaque et suis consciente qu’il n’est pas complètement normal de se désinfecter les mains avec une lingette après chaque trajet en bus, j’avoue qu’en position de skieuse au-dessus de la lunette des toilettes publiques, je ne risque pas d’attraper la syphilis et il est vrai que les gens qui ont de l’herpès n’ont que de l’herpès et pas la lèpre, il n’est pas utile de les fuir comme la peste, j’avoue qu’à certains égards, j’exagère. Cela implique-t-il que je mérite d’être méprisée de la sorte ? Est-ce que je mérite que ma sœur, si je l’appelle dans un moment de faiblesse – elle est tout de même médecin, vers qui d’autre dois-je me tourner en cas de souci de santé ou d’anxiété soudaine ? – me hurle de prendre de l’homéopathie pour mes nerfs et de ne pas la déranger avec mes pseudo-problèmes ? Parce que moi, je ne sais pas – nous y voici – ce que signifie d’avoir à s’occuper d’une famille et d’enfants, tu n’as pas idée, chère Olivia, de ce que les enfants majeurs peuvent foutre, des endroits où ils traînent la nuit, des gens douteux qui les entourent, de l’état dans lequel ils rentrent au petit matin – et tu ne sais jamais s’ils s’écroulent sur le lit à cause de l’alcool ou si c’est dû à des drogues – et toi, tu m’appelles pour me demander quelle est la probabilité d’attraper de l’herpès, parce que le barman qui t’a préparé ton cappuccino au bistrot en avait sur la bouche ? Réveille-toi, nom de Dieu !

                Bon, d’accord, ce problème avec l’herpès est un peu ridicule, même si je ne trouve pas du tout que ce soit le cas lorsque l’angoisse s’empare de moi, au contraire, je lave frénétiquement à l’eau très chaude tous les aliments manipulés par une caissière ayant de l’herpès, mais j’ai aussi de réels problèmes de santé. J’ai l’impression que mon corps me trahit de plus en plus, c’est presque comme si je me décomposais. Ce sont surtout les articulations qui lâchent, elles resserrent leur étreinte et les os ne tiennent pas comme ils le devraient. Il y a d’abord cette subluxation de l’épaule que j’ai déjà mentionnée, ça a sauté pour la première fois il y a plusieurs années, alors que j’étais suspendue à une cage à poules dans une aire de jeux, les enfants de ma sœur étaient encore petits. Je voulais leur montrer comment avancer, suspendus les bras en l’air. Je me débrouillais bien à l’époque du collège. J’ai poussé un hurlement terrible avant de lâcher prise. Je suis tombée sur le sol sans savoir ce qu’il venait de se passer ni ce qu’il fallait faire pour que ça s’arrange, la douleur était horrible, j’ai senti que mon épaule avait changé de place et que cette place n’était pas la bonne. Les enfants de ma sœur me fixaient d’un air hébété. Je vis donc avec une épaule qui se déboîte depuis environ vingt ans. J’ai essayé la rééducation, ça ne m’a pas aidée. On m’a dissuadée de me faire opérer. Il paraît que le résultat n’en vaut souvent pas la peine. Je sais quels gestes je peux faire, il s’écoule parfois six mois entre deux déboîtements, je suis devenue une vraie pro. Je sais que je ne devrais pas courir, mais mes jambes fonctionnent encore bien. J’ai néanmoins l’impression par moments de risquer une subluxation du genou, ou de la cuisse, enfin, comment le décrire… J’ai parfois des tiraillements étranges au niveau des jambes lorsque je cours, j’ai l’impression que ma cuisse va complètement dévisser et se décoller. Si je ne fais pas attention. Mais comment faire attention en courant ? Alors je cours quand même, à toute vitesse, comme une folle. Je me dis parfois que je vais finir par m’écrouler, de l’intérieur, les articulations vont définitivement lâcher, cesser d’assurer leur fonction et je ne serai plus qu’un amas d’os qui vogueront librement à travers mon corps avant de jaillir en transperçant ma peau.

                Je chasse cette image. Bon alors, pourquoi a-t-on des frères et sœurs au juste ? Je sais qu’il est de coutume d’avoir deux enfants pour que le premier ne soit pas seul et que les deux se serrent les coudes dans la vie. Jusqu’à ce que les parents ne soient plus là. Mais combien y a-t-il de puissants liens fraternels autour de moi ? Où chacun serait là pour l’autre ? Deux ou trois ? Bien sûr, ça peut être sympa pendant l’enfance d’avoir quelqu’un de son âge pour jouer, chez soi, dans sa chambre. Mais après ? Une fois que les frères et sœurs ont grandi, chacun suit son propre chemin, on crée une nouvelle famille et oublie celle du début, on fait deux enfants pour qu’ils ne soient pas seuls, même si de notre côté, on s’obstine à ne voir nos frères et sœurs que lors des mariages, des communions et des banquets funéraires, chez le notaire pour un héritage, voire au tribunal.

                Je viens de m’installer dans la voiture et de démarrer lorsque Lucrezia m’apparaît brusquement, avec son large sourire, telle que je l’ai immortalisée ce jour où nous avions fait les folles avec un appareil photo. Lucrezia était comme une sœur pour moi, elle ressemblait du moins à la vision que j’avais d’une sœur, celle que j’aurais voulu avoir ! Je criais depuis mon balcon en direction de la cour : « Lucrezia ! Lucrezia ! », « Lucrezia ! Tu viens jouer chez moi ? », « Lucrezia, j’ai de nouvelles figurines d’animaux ! Viens les voir ! », « Lucrezia, et aujourd’hui, tu ne peux pas non plus ? ».

                Pourquoi ai-je toujours l’impression d’avoir systématiquement été la dernière roue du carrosse dans toutes mes amitiés ? Que toutes mes relations étaient déséquilibrées et que tous mes amis avaient l’ascendant ? En fait, je sais pourquoi. J’ai compris sur le tard la rancune que ma mère entretenait vis-à-vis de Lucrezia. C’était toujours elle qui venait chez nous, jamais l’inverse, une fois qu’elle était là, nous nous mettions à hurler et à courir, laissant l’appartement sens dessus dessous. Il fallait ensuite que Lucrezia rentre chez elle pour le dîner tandis que ma mère et moi devions tout ranger. Il arrivait souvent que Lucrezia ne puisse pas venir, soit il y avait des invités chez elle, soit elle avait prévu un autre programme. Il est aussi arrivé que nous ayons convenu de nous voir et qu’elle ne vienne pas, je me mettais alors sur le balcon à crier « Lucrezia ! Lucrezia ! » vers ses fenêtres fermées, j’étais capable de rester là à brailler pendant une demi-heure jusqu’à ce qu’un voisin se pointe sur son balcon et se mette à beugler pour que je la ferme. Ma mère ne faisait aucun commentaire. Je pense qu’elle en souffrait. Elle le faisait ensuite payer à Lucrezia. Elle la forçait à ranger les jouets avec moi (« Je n’en ai rien faire que tu doives rentrer chez toi ») ou était capable de faire mine pendant des mois que nos journées étaient chargées, ce qui impliquait que Lucrezia ne pouvait pas venir, « Pas aujourd’hui, tu dois apprendre tes leçons », « Sûrement pas demain, on doit t’acheter des bottes », « Le week-end ? Mais tu plaisantes ? Tu as natation le matin ». Son ton était sarcastique lorsqu’elle lui parlait, elle la grondait même parfois, si bien que Lucrezia finissait par insister pour que nous allions plutôt jouer dans la cour. Pourquoi n’allions-nous jamais chez elle ? Si je ne le comprenais pas à l’époque, je crois saisir à présent. Lucrezia avait deux jeunes frères, sa mère devait être heureuse de voir l’un de ses enfants s’éclipser pour quelques heures et elle n’aurait sûrement pas apprécié d’en avoir un autre entre les jambes.

                Nous avons ensuite déménagé, oh, comme j’ai souffert d’avoir perdu Lucrezia ! J’ai passé tant de soirées à pleurer. Ma mère me rassurait en me disant que j’allais pouvoir continuer à voir Lucrezia, que nous n’étions tout de même pas partis au bout du monde, ni même dans une autre ville puisque nous habitions quelques rues plus loin, mais elle avait néanmoins dû deviner comment cela allait finir. Ce déménagement a tout bonnement fait sortir Lucrezia de ma vie, mais j’ai ensuite eu l’impression qu’elle revenait sans cesse. Sous l’apparence d’autres filles. Silvana, Gabriela, Yone, Nadia… J’ai toujours répété le même schéma comportemental en amitié – je tenais terriblement à elles, elles beaucoup moins à moi. Ma mère m’a transmis cela depuis l’enfance, elle a dû en souffrir, je n’ai pas souvenir qu’elle se soit comportée aimablement vis-à-vis d’une seule de mes amies. Elle les rabaissait sans cesse devant moi. Aucune n’était assez bien. L’une avait de grosses cuisses et son rire était hystérique et strident, une autre avait des oreilles décollées, en forme d’éventail, qu’elle s’efforçait en vain de camoufler en détachant ses cheveux, une troisième avait le visage grêlé et était trop bête. Sans parler de celle qui avait tout gâché dès la première seconde en gratifiant ma mère d’un « Salut, tantine ! ». Ma mère n’épargnait personne et faisait feu de tout bois. Elle me rappelait sans cesse que Lucrezia volait et abîmait mes jouets, qu’elle était méchante et insidieuse, même si cela ne me dérangeait pas trop, car j’aimais Lucrezia telle qu’elle était, ma mère passait ensuite au calibre supérieur en affirmant que mon amie n’était qu’une catholique hypocrite : si elle ne fauchait pas de jouet en passant chez nous, elle cacherait ma peluche préférée dans le cagibi. Je ne voulais pas l’écouter, je lui en voulais d’être aussi méprisante, de se croire si supérieure, toutes ces remarques narquoises, même plus tard, lorsqu’une amie ne m’a pas appelée alors que nous avions convenu de nous voir ou lorsque je ne trouvais personne pour m’accompagner au cinéma. Je détestais aussi cette façon qu’elle avait de me répéter qu’il ne fallait pas autant m’engager dans mes amitiés, ne pas les appeler de mes vœux, ne pas attendre de faveurs ou d’attention, pour vivre ma propre vie sans être bridée par quelqu’un, comme si je ne vivais qu’à travers l’approbation des autres.

                Cela est plutôt risible de sa part. Elle est tout de même la présence la plus importune et la plus insistante dans ma vie. Avec le temps, je peux me défaire de l’emprise de mes amies, mais quid de celle de ma mère ? Je pense qu’un immense trou déchirera mon ventre quand elle sera morte, la douleur me transpercera comme une balle en faisant tomber mes intestins et je devrai poursuivre mon existence avec cette blessure impossible à cicatriser, dans une angoisse et un vide absolus.

                Les routes aussi sont vides en ce moment, heureusement qu’elles ont été sablées, je pénètre à nouveau dans la forêt au niveau de Pino, puis m’engouffre sous le tunnel, le brouillard est plutôt épais, il ne manquerait plus que ça, qu’il neige, je monte la colline et n’y vois déjà plus rien, de toute façon, on ne distingue jamais Superga éclairée sur la droite avec toute cette végétation, mais je sais qu’elle se trouve quelque part par là, sinon, mes amies n’ont évidemment constitué qu’un début, ma mère commentait également mes relations avec les hommes. Pas tant celle avec mon abruti, il ne la dérangeait pas vraiment, c’était mon compagnon habituel, un homme qui m’avait choisie, elle commentait plutôt – encore et encore – les relations passées, les coups de cœur soudains, dans laquelle je m’étais jetée tête la première. Lorsqu’elle sentait que quelqu’un me plaisait sans que ce soit réciproque. Quand j’étais jeune. Je pense qu’elle était embarrassée par la pensée que quelqu’un puisse se refuser à moi, sa fille. À présent, après mon abruti, dix-sept années, la situation a pris le tournant inverse. Ma mère trouve ridicule quand la vieille fille que je suis – d’après elle – s’imagine que quelqu’un pourrait vouloir d’elle. Elle se moque en particulier de mon voisin, l’électricien.

                Il s’appelle Pino, Pino Daniele, comme lui, il est originaire de Naples. Veuf depuis peu, environ quarante-cinq ans, des tempes qui commencent à se dégarnir, une grosse verrue sur le coin gauche du nez. En emménageant l’an passé dans ce nouvel appartement, je me suis vraiment réjouie d’avoir un voisin si serviable et si habile. Et il s’est avéré que Pino était très utile. Électricien. Plombier improvisé. Il me disait toujours « Si tu as besoin de quoi que ce soit, Olivia, appelle-moi, n’hésite pas à cogner à la fenêtre, je passerai chez toi, j’aime bien rendre service ». Il a réparé l’interrupteur, puis installé un siphon et je lui ai demandé « Qu’est-ce que je te dois, Pino ? », il s’est contenté de sourire : « Rien, juste un baiser sur la joue, va ! » Et je lui donnais ce baiser, même si j’étais gênée, mais ça me semblait mignon au demeurant, c’était si typiquement napolitain, je me suis dit : « Quelle nature, quelle franchise, quelle cordialité ! On ne rencontre pas ça souvent dans le Piémont ». Mais un jour, dans la cour devant la maison, il a essayé de m’enlacer, il tenait des fleurs dans une main, soi-disant pour la tombe de sa femme, il était plutôt imbibé et m’a enlacée, la surprise m’a empêchée de me défendre, il a ensuite murmuré : « Tu seras seule ce soir, Olivia ? ». Il était vraiment bourré, je sentais son haleine immonde et emplie d’alcool, je craignais terriblement qu’il ne me fasse du mal. Je me suis arrachée à son étreinte et ai passé toute la soirée dans l’obscurité. Dans l’angoisse. Préparée à quoi ? À ce qu’il défonce la porte pour abuser de moi ? Il n’a pas frappé, n’est pas monté d’un étage pour atteindre ma porte, il a probablement fait passer sa gueule de bois endormi devant la télévision. Nous ne sommes jamais revenus sur cet incident, mais j’ai su à partir de ce moment qu’il ne faudrait plus compter sur de menues réparations de sa part. La mauvaise impression ne disparaît pas, je me raidis à chaque fois que je le croise dans le couloir ou dans la cour, même s’il fait mine d’être toujours aussi avenant. Fumier.

                Et s’il n’y avait que lui. Ma mère se moque de moi en me disant que je suis paranoïaque, elle se gausse que j’analyse une banale conversation entre voisins comme si quelqu’un en voulait après moi. Mais une femme sait reconnaître ces choses-là, elle comprend la différence entre un voisin qui lui sourit par politesse en lui souhaitant buonasera et un type bourré qui lui murmure à l’oreille d’une voix éraillée pour savoir si elle sera seule chez elle ce soir. Et puis, pourquoi prendre un exemple aussi exagéré ? Ça ne doit pas toujours sauter aux yeux. Une femme sait quand un homme la regarde avec envie, quand il « pourrait être intéressé » et quand elle n’est pour lui qu’un fantôme. Pour ma part, j’ai l’impression que depuis que je suis devenue vieille fille, en divorçant de mon abruti, les hommes se permettent de plus en plus de choses vis-à-vis de moi, surtout les hommes plus vieux, ceux que je n’envisagerais jamais, comme s’ils étaient persuadés que je devais me satisfaire de n’importe quoi et être reconnaissante, persuadés qu’il me manque quelque chose d’essentiel, quelque chose qu’ils peuvent me fournir, une queue entre les jambes, quelque chose que désire chaque vieille fille, coucher sans engagement, car une femme de mon âge doit avoir compris que personne n’envisage de relation suivie avec elle, il y a des millésimes plus jeunes pour cela, une femme de mon âge peut s’estimer heureuse qu’un homme – n’importe lequel – accepte de la satisfaire, la divertisse un moment, colmate un trou, raccommode ce sentiment de vide sans famille ni enfants ni sens de la vie.

                Comme ce kiosquier qui répète à longueur de journée « Bonne journée, madame » – droit dans les yeux et en insistant sur le « madame ». Comme cet autre voisin, un retraité – Ah ! Les hommes âgés me dégoûtent le plus, ceux qui sont vraiment vieux, après soixante-dix ans –, j’ai d’abord pensé qu’il n’était pas sérieux, que j’avais rêvé, il m’a arrêtée un jour au niveau du portail pour me dire : « Alors ma jolie dame, où allez-vous donc ? Toujours à l’école ? Ces enfants ne se rendent pas compte de la chance qu’ils ont d’avoir une prof aussi charmante ». Ça m’a écœurée. Pour être franche, je n’avais jamais envisagé jusqu’ici qu’un retraité puisse regarder une femme… comme une femme ! Comment osait-il ?! Son rôle était de jouer aux cartes, de se balancer dans un fauteuil en lisant le journal, de se promener dans une allée plantée d’arbres aux couleurs de l’automne et de s’acheter des couches garantissant son confort à chaque mouvement – pas de jouer à l’homme et de faire la courbette devant une femme trente-cinq plus jeune. Et surtout – il devait complimenter son épouse abîmée pour tous les bons déjeuners et dîners qu’elle lui préparait, la remercier de nettoyer les chiottes souillées de pisse et ne pas se plaindre devant moi que sa femme ne voulait même pas sortir, cette casse-pieds, en ajoutant qu’il n’était pas encore vieux au point de s’enterrer comme ça – ha ha ! – il avait envie de tout autre chose – hi hi ! – avant de conclure par un clin d’œil. J’en avais marre de ce retraité alerte.

                Je rappelle certains de ces épisodes à ma mère et cela l’amuse, elle me dit : « Oui, ma petite Olivia, fais attention, dans ce cruel monde masculin, tous les hommes veulent te violer ». Comme si cette idée était le summum du ridicule. Comme si vraiment personne ne pouvait s’intéresser à moi. Je ne suis pas assez bien, pas satisfaisante, même pour le viol. Ma mère poursuit et me demande en riant : « Le vendeur de pâtes m’a saluée l’autre jour au marché. Tu crois que c’est le signe qu’il veut entamer une liaison avec moi ? ». Ou alors, quand elle ne cherche pas à m’humilier, elle minimise : « Mais voyons, tu sais bien que les hommes tentent leur chance avec toutes les femmes, cela n’a rien à voir avec toi, plutôt avec eux, ne le prends pas personnellement. Ignore-les tout simplement. »

D’un côté, je sais qu’elle a partiellement raison, j’en ai parlé à plusieurs reprises avec mes amies et leurs expériences étaient similaires, que ce soit avec des inconnus ou des voisins, mais de l’autre côté – je ne parviens pas à ne pas le prendre personnellement. Quand cela se produit, il s’agit de moi, c’est moi qu’ils visent, ma personne concrète, Olivia. J’ai éveillé leur intérêt, leurs avances me sont destinées. Cela finit parfois par m’épouvanter et je me demande si je n’ai pas perdu la capacité d’avoir un jugement sûr, du discernement, et si je vivais dans l’illusion que tous les hommes cherchent à coucher avec moi alors qu’en réalité cette hypothèse parviendra tout au plus à les faire sourire ? Tout cela n’est que de l’humour, de l’ironie, et si je me faisais juste des idées et interprétais mal ?

Comme Gloria en fait.

Je me gare devant la Gran Madre, résignée à l’idée de laisser au moins un euro au gardien de parking arabe chargé de m’indiquer une place si je ne souhaite pas retrouver ma voiture éraflée en revenant du Circolo. Je contourne l’église illuminée et la Piazza Vittorio Veneto apparaît devant mes yeux, magnifique, la splendeur de cette place me coupe le souffle à chaque fois. Dommage qu’ils aient déjà retiré les décorations de Noël. Je traverse au rouge au niveau du Corso Casale, la serata doit débuter dans trois quarts d’heure, j’ai le temps, c’est juste une mauvaise habitude, de traverser au rouge, j’ai peut-être hérité cette mauvaise habitude de mes étudiants. Je reprends mes esprits et m’arrête au bout du pont, pour attendre que le feu passe au vert.

 

© Traduit du slovaque par Nicolas Guy, 2023

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