Un patchwork de blanc

Jana BODNÁROVÁ: Un patchwork de blanc

Extraits du récit Patchwork v bielej, Aspekt, Bratislava 2022)

 

                L’emprisonnement de son père inspirait un silence étrange et glacial à sa famille, comme s’il était question de toucher un lépreux. Ota n’avait assemblé que progressivement les briques portant ce fragment effacé du destin paternel. Elle avait d’abord imaginé la cellule froide et humide dans laquelle on l’avait enfermé, l’étroite fenêtre grillagée presque au ras du plafond. Il devait certainement pencher la tête en arrière pour entrevoir le ciel. Lui, fier propriétaire d’un hôtel, avait été envoyé en prison par le réceptionniste, celui-là même qui s’était élevé à l’échelon de camarade après Février, recevant ainsi une place dans les tribunes, au tout premier rang. Quel enquêteur n’aurait pu croire ce personnage haut placé lorsqu’il affirmait en montrant les crocs que son père avait dérobé l’argenterie et la porcelaine ancienne de son hôtel après sa nationalisation et qu’il insérait régulièrement des seringues dans les bouchons de liège pour prélever le cognac avant de verser de l’eau claire, que sa femme et lui se gavaient de chocolat noir parsemé d’amandes pendant la guerre et buvaient de l’authentique arabica plutôt que de l’ersatz de café ? Ils avaient torturé son père en prison pour qu’il avoue et contraint son épouse enceinte à accueillir deux familles de sous-locataires dans leur demeure. Sa mère entamait alors son neuvième mois de grossesse – quand elle entendait les six enfants nouvellement arrivés galoper sur le plancher de l’étage, elle se saisissait d’un balai pour cogner au plafond. Elle avait dû déménager au rez-de-chaussée, mais pouvait s’estimer heureuse de ne pas avoir été chassée de sa propre villa.

                Son mari, autrefois volubile et éloquent, qui flattait poliment les clients de l’hôtel avec lesquels il menait des débats cultivés, était revenu taciturne et morose, invalide psychique. De la moisissure s’étendait perpétuellement sur les ongles de ses mains sous lesquels on avait injecté un nouveau liquide toxique. Il était resté comme dépourvu de peau, indécis comme un petit garçon, étranger transcendantal pour lui-même.

                À elle, l’école allait enseigner quelques années plus tard que nous vivions tous dans un nouveau monde, un monde de vérité, de justice et de bien moderne qui n’avait de place que pour la beauté. Ainsi, quand un chat errant mourut – sans queue, des morceaux de peau luisante mouchetant son pelage – elle ne ressentit aucune pitié.

                À la maison, son père lui avait aussi raconté la fois où il avait vu dans un musée berlinois une momie égyptienne, entièrement recouvertes de bandelettes qui se désagrégeaient et dont le visage laissait apparaître des cavités oculaires et des dents terriblement vieilles.

                — Quand on meurt, on nous embaume, tu sais, on nous enveloppe dans de la toile et on nous met au musée.

                Il a fait retentir un rire sauvage et mauvais. Vêtu d’une robe de chambre élimée en brocart, il interprétait un tirage de cartes tandis que la mère travaillait dans une usine de fibres synthétiques.

 

                Le temps s’était rafraîchi, une pluie neigeuse commença à crachiner. Les lampadaires y dépérissaient. Andrej regardait en bas depuis son appartement du huitième étage, suivant les derniers piétons qui revenaient précipitamment du travail disparaître dans la longue file de portes d’entrée de l’énorme immeuble qui lui faisait face. Ils lui rappelaient les dernières fourmis restées à la traîne, se pressant de rejoindre l’abri de leur fourmilière. Le souvenir de son ancienne épouse surgit de nouveau dans ses pensées, il imagina alors, avec une tendresse inattendue, presque avec gaîté, qu’elle aussi aurait cheminé avec grâce dans ce mauvais temps, car toutes ses molécules flamboyaient, des radios de sa poitrine auraient d’ailleurs fait l’effet d’une corbeille décorative entourée d’ombres florales. Il baissa les stores des fenêtres et retourna dans les entrailles de son logement. L’harmonium Mannborg de son père trônait toujours dans la salle à manger, hormis quelques meubles de style Art déco, il s’agissait du seul objet venant de ses parents qu’il avait fait amener de la demeure paroissiale. Depuis la maladie de son père et la mort des jumelles, personne n’avait cependant touché les touches jaunies ni actionné le pédalier avec ses pieds, l’appartement ne résonnait plus du son polyphonique des colonnes d’air martelant les languettes métalliques ni de la puissante voix de pasteur évangélique de son père lorsqu’il entonnait la chanson du soir en tchèque biblique :

                Voilà le jour qui décline, le soleil tombe déjà… Où ta lumière s’est-elle trompée ? La nuit t’a chassée. Sombre et répugnante. Oh, lève-toi, autre Soleil…

                Autrefois, la mère d’Andrej jouait elle aussi merveilleusement de l’harmonium. Elle donnait même des leçons à son garçon, car son mari n’avait pas la patience de le faire, arguant que son fils n’avait vraiment pas l’oreille musicale.

               

                La planche supérieure était ornée de photos de famille et d’un cactus antédiluvien. Sa mère l’avait jadis acheté pour son père et il avait à présent l’allure d’une tortue des Galápagos. Andrej prit un verre d’eau dans la cuisine et arrosa la plante. Il eut l’impression que quelqu’un sonnait. Il resta un instant à tenir son verre vide tout en tendant l’oreille. La sonnerie ne retentissait plus, mais le silence le troublait également. Quelqu’un était peut-être en train d’attendre, debout derrière la porte, venant briser sa routine en faisant irruption dans sa solitude. Cela pouvait aussi être le voisin, il s’était peut-être senti mal, lui aussi vivait seul ! À présent figé par son embarras, car il avait fait moins que ce qu’il aurait dû, il sentit un étrange sentiment gonfler en lui : que faire si quelqu’un se trouvait derrière la porte et qu’il n’avait pas répondu par un geste simple et humain indiquant à une personne qu’une autre serait toujours là pour elle ? Tout le reste n’est que narcissisme ou violence. Le narcissique ne sait même pas que les autres existent et la brute les transforme en esclaves ou en otages. Il s’avança donc d’un pas traînant vers la porte pour observer à travers l’œilleton. Il soupira de soulagement en n’apercevant aucune forme, la lumière du couloir n’était d’ailleurs pas allumée. Il s’installa derrière son bureau, les mains plaquées derrière la tête – sa posture préférée lorsqu’il devait réfléchir – et envisagea le fait qu’il était lui-même un peu, voire complètement, otage, car il ne parvenait pas à dormir la nuit. Cette incapacité à se détacher de sa vigilance impliquait qu’il se détachait alors de lui-même : car non, IL ne parvenait pas à dormir, CELA restait éveillé en lui… Il alla remplir un second verre d’eau. Il préparerait ensuite du thé et mangerait quelques biscuits de sa marque préférée en guise de dîner. Il avala quelques médicaments avec la dernière gorgée. Une fois au lit, il commença à angoisser dans le noir, ayant passé les quatre-vingts ans, son Moi se perforait de jour en jour, s’effaçait lentement, sa mémoire, sa pensée et son ressenti se répandaient quelque part dans l’univers par d’étranges orifices. D’une manière incroyable, il commençait même à ressembler au père de son ancienne épouse – qui n’était jamais parvenu à se défaire de son emprisonnement – pour s’enfermer dans l’espace d’une seule pièce.

 

                Ota parcourait en zigzaguant le cimetière, éclairé çà et là par la lumière vacillante des bougies, imprégné de la senteur de la cire fondue et des chrysanthèmes sphériques et multicolores disposés sur les tombes dans d’énormes pots de fleurs, cela avait permis à sa période de solitude de s’écouler rapidement.

                La neige tombait à présent, on était une semaine avant Noël, les rues et la place étaient décorées des lueurs de petites ampoules assemblées en guirlandes. Elle allait rejoindre des amies pour prendre un grog ou un verre de vin chaud que des serveurs vendaient devant les entrées des immeubles, elles se contenteraient de flâner, d’un bout à l’autre de la place, car les cafés étaient fermés en raison de l’épidémie. Ota écouterait les critiques adressées aux maris, aux enfants et aux petits-enfants, les récits de douleurs au niveau des genoux ou des articulations, de migraines… Si elle se retrouvait seule, elle s’allumerait une cigarette, elle appréciait particulièrement le goût du tabac dans l’air glacial, on entendrait des cantiques et le tintement des clochettes.

 

(pp. 65-74)

 

                Les deux petites filles étaient allongées dans le même berceau, tournées l’une vers l’autre sous les édredons. Elles dormaient à poings fermés et semblaient ne pas respirer, comme si le fait d’être venues au monde si différentes leur donnait envie de partir sur-le-champ. L’infirmière du service de néonatologie les découvrit pour Ota qui put voir leurs petits corps nus. Leur peau ainsi que la teinte de leurs visages et de leurs cheveux étaient si blanches qu’elles rappelaient des ampoules laiteuses. Ou bien des os, abandonnés dans le sable du désert que les langues de la canicule avaient fini par blanchir… Leur peau était presque translucide, comme celle de certains poissons d’eaux profondes. Leurs yeux, masqués par leurs paupières, pouvaient être rouges, mais aussi bleus, marron ou rosâtres, ce serait le cas si les capillaires transparaissaient à la surface de l’œil. L’entièreté de leurs êtres était venue au monde comme une pierre de lune laiteuse et semi-transparente. Ou comme deux flocons de neige. Le soleil serait désormais mortifère pour elles.

                Autre précision : l’examen de leur corps indiquait qu’elles n’étaient pas partiellement albinos.

                Ota analysa d’abord longuement leur type de peau. En tant que médecin, elle savait tout ce qu’il était possible d’en déduire : l’âge, le mode de vie, les troubles du métabolisme, les carences en vitamines, le tabagisme, les tumeurs… Mais elle réalisa soudain que tout cela n’était lié qu’aux adultes, il ne restait donc que la sensibilité des albinos au soleil. Pour traiter précisément cette peau présentant un déficit affectant la production de mélanine, elle demanderait conseil à un dermatologue, et voilà ! De toute façon, les filles n’allaient pas s’engager dans la marine.

                Ota se mit à rire au-dessus du berceau des jumelles avant de les replacer seule sous les édredons.

 

*

               

                Andrej et Ota menaient depuis quelques jours une bataille en coulisses afin d’obtenir la garde des jumelles dont la mère s’était débarrassée. Elle était tombée enceinte après avoir été violée par un albinos et l’idée-même d’approcher les enfants de son sein l’effrayait.

                Ota toucha les petites au niveau du front en y appliquant ses deux majeurs. Elle cherchait peut-être à transfuser dans leurs gènes l’émotion qui croissait en elle de plus en plus intensément. Elle découvrit à nouveau les jumelles et les approcha l’une de l’autre. Elles desserrèrent instantanément les yeux, du moins leurs toutes petites fentes, avant de s’observer les yeux grands ouverts, comme lorsqu’elles nageaient encore dans le liquide amniotique. Elles se touchèrent de leurs petites mains en collant leurs visages l’un contre l’autre. L’une saisit la joue de l’autre tandis que la seconde toucha le bout du nez de sa sœur. Ota se mit à rire avant de glisser ses auriculaires dans les paumes des petites qui s’y agrippèrent fermement.

                — Et voilà ! Nous nous appartenons, s’exclama Ota.

 

                Une fois à la maison, elle dit à Andrej qu’elle ne désirait que ces petites et qu’il fallait faire en sorte d’expédier la paperasse au plus vite. D’après les critères de l’époque, elle n’était plus une jeune femme. Aucune grossesse n’était survenue et ils n’avaient pas tenté l’insémination. Lorsque certaines femmes affirmaient ne pas souhaiter donner la vie dans un monde de moins en moins normal, Ota leur répondait que ceux qui voulaient des enfants se sentaient suffisamment forts pour les protéger.

                Quelques semaines après la naissance des jumelles, ils invitèrent leurs parents respectifs qui ne se doutaient de rien. Ota déposa ses deux « flocons de neige » démaillotés sur le canapé et dressa sur le bureau un gâteau blanc à la noix de coco, dont le centre était orné de deux petits cœurs roses.

                 Lorsque le quatuor fit irruption d’un seul coup dans la pièce, l’air fut secoué de bruits semblables à de profondes inspirations et expirations. Le père d’Ota sourit timidement, sa mère éclata en sanglots, la mère d’Andrej se contenta de pleurer en silence, tandis que le père, qui boitait toujours, s’avança en traînant la jambe jusqu’aux jumelles avant d’esquisser des signes de croix sur leurs fronts.

                — Elles sont désormais des enfants de Dieu, mais en cette période où la foi est ébranlée, veillez à ne pas négliger le baptême, dit-il, en désignant principalement Ota.

Il cita ensuite un extrait de prière qu’ils entendraient dans son entièreté après le véritable baptême :

Nous te remercions, Seigneur, pour l’immense cadeau de ces enfants et te louons de les accueillir et de les laver du péché originel, en leur accordant le don de l’Esprit Saint… Protège-les sur tous les chemins de la vie…

 

Les petites étaient âgées de quelques mois quand Ota et Andrej reçurent la décision finale concernant l’adoption. À compter de ce jour, ils devinrent également leurs parents au sens administratif. Andrej travaillait comme auparavant au laboratoire de radiologie tandis qu’Ota était restée en congé maternité. Dans leur maison avec véranda, ils aménagèrent pour les jumelles une pièce dont les fenêtres donnaient sur le jardin qui n’était pas trop étendu. Ota dormait avec elles, installée sur une banquette convertible. Si les petites se mettaient à pleurer pendant la nuit et ne se calmaient que si on les berçaient, Andrej venait prendre le relai dans la chambre.

Il observait le jardin nocturne avec les filles. La lune dont la figure était d’une blancheur argentée apaisait les jumelles. Leurs prénoms étaient blancs : Bella et Bianka.

 

De la nature sauvage viendrait le salut de monde !

Ota ayant coutume de répéter cette phrase, ils laissèrent donc s’épanouir dans le jardin tout ce qu’il s’y trouvait, à sa guise et autant qu’il le fallait. De grands hibiscus y poussaient durant l’été, mais il y avait aussi des coquelicots, des chardons, quelques fleurs semées depuis d’autres jardins, des lys, des orties, des soucis, des gueules-de-loup, des campanules, de hautes herbes et quelques arbres fruitiers – deux pommiers, un poirier, un prunier et un robuste noyer dans le coin.

 

Lorsqu’il fallait changer les couches  des jumelles, elle nettoyait leurs petites fesses avec une serviette en tissu éponge trempée dans de l’eau tiède avant de les essuyer, de les enduire de crème, puis d’embrasser la plante de leurs pieds relevés en suçotant leurs petits orteils avant de répéter la formule suivante :

— Mes lys, mes deux boutons de lys… Vous êtes ma petite pierre blanche. Chaque face porte un nom différent. Bianka, Bella, Bianka, Bella, Bella, Bianka, Bella, Bianka…

Ses beaux-parents, tout comme sa mère et son père étaient incapables de les différencier, affirmant qu’elles étaient absolument identiques. Ota discernait cependant qu’une tête était plus voûtée que l’autre, un menton plus pointu ou une lèvre plus fine. Elle hésiterait peut-être, elle aussi, de loin : Bianka ou bien Bella ? On pouvait jouer avec leurs prénoms, c’était vraiment comme imbriquer de petites pierres blanches. Déposer un caillou devant l’autre et inversement, le résultat était toujours beau et blanc ou blanc et beau.

Ota comprit à quel point ces deux êtres dépendaient d’elle. Elle n’aurait jamais souhaité devenir à son tour dépendante de ses filles, qu’elles nettoient les fesses de leur vieille mère avant d’y appliquer de la crème ou du talc, même avec des gants en plastique. Elle n’aurait jamais souhaité qu’elles ressentent une telle tristesse et ce type de fatigue ! Mieux valait opter pour l’euthanasie. Elle était bien consciente des monceaux de chagrin qui les attendaient ! Elle-même était la fille de sa mère. Ce serait tout un chapelet de besoins, de désirs, d’attentes, de déceptions, de peur, de blessures, de joie, d’enthousiasme, de méchanceté, de disputes, de réconciliations, d’amour… toute une vie.

À l’école maternelle, elles lui confectionneraient des cœurs en papier, à l’école primaire, elles lui peindraient des dessins et elle les conserverait comme l’avait fait sa mère avant elle. Plus tard, elles lui achèteraient du rouge à lèvres et du parfum… Tout serait sûr, chaud et calme. Elle ne se doutait alors pas qu’elles refuseraient avec véhémence l’école maternelle ainsi que tout collectif, qu’elles briseraient leurs drapeaux du Premier mai devant la tribune, car partout on craindrait leurs yeux roses.

 

Le dimanche matin, ils faisaient monter les petites dans leur lit. Ils les câlinaient et les posaient contre leurs poitrines.

— Je me demande bien comment elles me verront plus tard. Comme une princesse épuisée ? Une sorcière ailée ? Une puissante reine ?

— Comme une maman, comme une fontaine, répondit Andrej en se prenant à son jeu.

 

Depuis le début, les petites faisaient tout exactement en même temps. Elles se roulaient en boule sur le ventre en même temps, s’asseyaient en même temps, se mettaient debout en même temps, avançaient à quatre pattes en même temps, vinrent ensuite les premiers pas : elles semblaient réagir à une sorte de signal inaudible provenant d’une source lumineuse indéfinie.

Quand elles furent un peu plus grandes, leurs parents les emmenèrent souvent en forêt. On disposait sous un pin une couverture à carreaux et des paniers contenant de la nourriture. Les jumelles mangeaient avec un appétit énorme.

— Vous savez, les enfants, la forêt est remplie de trésors magiques. Mais moi. j’ai vu l’esprit des eaux, en bas, près du puits.

— Non, non, non ! protestèrent les jumelles.

— Mais enfin, ce n’était qu’une fée des bois, tenta de leur dire Ota.

— Non, non, non ! crièrent Bella et Bianka.

Elles découvraient pour la première fois que les gens appréhendaient le monde de diverses façons, qu’il leur fallait et qu’ils voulaient différents objets. Pour leur part, elles aimaient toutes deux les mêmes choses.

 

 

© Traduit du slovaque par Nicolas Guy, 2023

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